Depuis plusieurs mois maintenant, un drôle de phénomène se répand sur le Web : le « slop ». Si ce mot ne vous dit peut-être rien à première vue, il désigne en fait l’avalanche de contenus générés par l’intelligence artificielle (IA) qui submerge les internautes sous des tonnes d’images, de vidéos et d’articles de très mauvaise qualité. Cela peut vous paraître anodin, mais c'est pourtant loin d'être une simple anecdote à raconter au dîner. En effet, au‑delà de son impact sur le décor, cette évolution du Web bouleverse la façon dont les internautes consomment l’information en ligne. Et pas qu’un peu.
Explorons donc plus en détail l’origine du slop, ses différences par rapport au spam traditionnel, comment il se manifeste au quotidien, ses répercussions sur la société et les bonnes pratiques à privilégier pour préserver la qualité des données qui circulent sur internet.
Le slop se définit comme un surplus de contenus de faible qualité, produits à la chaîne par des algorithmes artificiellement entraînés. L’origine du phénomène remonte à 2022, lorsque les générateurs d’images, tels que Midjourney ou Stable Diffusion, et les modèles textuels de type ChatGPT et Gemini, ont ouvert la porte de la création de masse au grand public. Et les premiers observateurs ont vite perçu la menace !
Dès les semaines qui ont suivi, des fermes de sites se sont mises à proliférer, donnant naissance au passage à d’innombrables articles superficiels, pendant que Pinterest, Facebook et TikTok se remplissaient de vidéos et d’images « trop parfaites ».
Jonathan Gilmore, de la City University of New York, souligne d’ailleurs le « style incroyablement banal et réaliste » de ces productions, rendu possible par des réseaux de neurones qui copient des milliers de clichés sans inventivité réelle. Et la finalité n’est clairement pas l’expression créative. C’est la monétisation. Plus de pages vues = plus de publicité = plus de revenus d’affiliation ou d’achat impulsif.
Malheureusement, l’algorithme de recherche de Google enregistre cette volumétrie et, faute de garde‑fous, se met à valoriser ce volume. Le slop IA se transforme alors en raz de marée qui submerge les internautes, brouille les résultats et dilue la confiance. Une telle saturation crée un brouillard cognitif qui doit tous nous alerter, car les contenus éditoriaux authentiques sont noyés dans un bruit algorithmique quasi infini.
Historiquement, le spam est un message non sollicité qui cherche une interaction directe. Il propose un achat miracle ou insère un lien vers un site douteux.
Le slop, lui, ne sollicite rien du tout. Il se contente d’occuper l’espace numérique. Or, cette omniprésence est redoutable ! En effet, lorsqu’un moteur de recherches comme Google renvoie 30 pages d’articles creux, l’utilisateur perd du temps, doute des sources et/ou risque de relayer de fausses données.
À l’inverse, un contenu de qualité mobilise une expertise, cite des références, respecte la rigueur rédactionnelle de mise avec un contenu 100 % humain et s’échine à rester pertinent.
Simon Willison, un influent développeur/programmeur britannique, a rappelé sur son blog qu’avant la démocratisation du mot « spam », la boîte mail subissait ces messages nocifs sans contre-mesures concrètes. Nommer le problème l’a donc rendu visible et a permis de lutter contre lui. Sur ce principe, on peut donc aisément se dire que nommer le slop permettrait de politiser la question de la confiance en ligne et de pousser les grandes plateformes à élaborer de nouveaux filtres.
C'est un point qui paraît d'autant plus important que même les rédactions des grands magazines, de Paris à New York, cèdent aux sirènes de l'intelligence artificielle dans leurs contenus. Les articles se font de moins en moins étudiés et sourcés et sont peu à peu remplacés par des textes générés en quelques secondes. Et contrairement à ce que pensent tous ceux qui choisissent cette voie, cela ne passe pas inaperçu.
Nous venons déjà d'en parler brièvement, mais le slop IA se manifeste désormais dans les plus grandes rédactions du monde. Rares sont les magazines en ligne à résister à cette tendance, même s'il reste de bons élèves.
Mais ce ne sont pas les seuls à être concernés ! Dans notre vie ultra numérique, le slop est partout. Un scroll sur LinkedIn révèle des carrousels tech qui prétendent livrer « les 10 secrets du succès », le tout rédigé par ChatGPT 4o, avec pour seul objectif d’accumuler des réactions et de doper l'engagement sur un profil.
Que dire de Pinterest, longtemps considéré comme la vitrine d’inspirations des designers et autres créatifs, où on observe désormais des tableaux dont la grande majorité des images (jusqu'à 70 % selon Le Figaro) provient d’outils de l’intelligence artificielle. Le slop y relègue la création humaine à l’arrière ‑ plan, au point qu'il est presque impossible d'identifier un travail original.
Sur Facebook, certains créateurs exploitent pleinement cette logique de volumétrie, sans même se cacher. Ils ouvrent des dizaines de pages automatisées, demandent à un chatbot de leur proposer des visuels qui susciteront un fort engagement par centaines, puis les publient en rafale pour profiter du CPM élevé du marché publicitaire américain. C'est la preuve ultime que l’économie de l’attention ne récompense plus la qualité, mais seulement la cadence.
Et le phénomène touche aussi la lecture numérique ! Amazon regorge par exemple de guides en tout genre, produits en une heure et vendus quelques euros. Et quand on connaît le manque de fiabilité de l'IA générative (celle-ci étant programmé pour ne jamais reconnaître qu'elle ne sait pas, au point d'inventer), les conséquences peuvent être désastreuses. Demain, un manuel sur la cueillette des champignons, synthétisé par IA, pourrait potentiellement vous exposer à un grave risque d’empoisonnement.
Quant au secteur du divertissement, il n’échappe pas à la vague du slop. Google Actualités déborde de tests de jeux vidéo quasiment identiques, tous générés par la même intelligence artificielle et recopiés d’un site à l’autre. Les critiques d’iPhone ou d’autres appareils, clonées par un même modèle linguistique puis diffusées sur une dizaine de domaines différents, caracolent aussi en haut des pages. Les internautes se retrouvent à affronter une infobésité où la valeur éditoriale s’efface derrière le profit publicitaire.
Bien entendu, le premier effet mesurable du Slop IA concerne la confiance. Parce que lorsqu'une image d'une fillette en détresse apparaît sur un réseau après un ouragan, c'est tout un électorat qui peut être influencé sur un montage généré. Et malheureusement, même en prouvant ultérieurement le caractère frauduleux de ladite image, l'impact émotionnel initial n'est jamais totalement effacé. A cause de cette épidémie de fausses informations, il n'est pas rare que les annonceurs réduisent leurs budgets display (publicités en ligne), par crainte que leurs annonces s'affichent près d'un slop.
Dans un registre similaire, les médias traditionnels voient leur audience s'éroder, car le lecteur se lasse de chercher de l'or dans des montagnes de fumier. Nul besoin d'avoir fait bac +10 pour comprendre qu’une exposition répétée à des conseils absurdes (comme le fameux fromage collé à la pizza, suggéré par AI Overview) abîme la perception d'expertise dont les moteurs de recherche historiques comme Google bénéficiaient jusqu'ici.
Et puis, la perte de productivité s'ajoute à cette crise. En effet, les professionnels doivent passer des heures à distinguer les emails d'emplois sérieux de campagnes générées pour récolter des CV. À l'échelle macro-économique, on assiste à une inflation informationnelle où la rareté se déplace vers la vérification, une ressource désormais plus coûteuse que la production.
Ce n'est pas pour rien que les autorités de régulation, à l'image de la CNIL en France, se penchent sérieusement sur le lien entre slop et désinformation. Parce qu’un océan d'assertions erronées est un terrain fertile aux théories complotistes (entre autres choses).
Il va sans dire que la lutte contre le slop IA passe par l'éducation du regard critique. Les internautes doivent recouper les dates, identifier les auteurs, vérifier le sérieux d'un domaine, et ce, avant toute démarche d'achat ou de partage. Quant aux rédactions, elles doivent sérieusement envisager d'implémenter des filigranes numériques et de publier leurs normes éditoriales pour signaler clairement la présence d'un contrôle humain.
La transparence renforce aussi la responsabilité. Et c’est un point sur lequel Google est régulièrement cloué au pilori, en particulier en ce qui concerne les critères qui classent un contenu dans ses résultats. Effectivement, quand on connaît la complexité des contraintes EEAT, difficile de comprendre comment de nombreux contenus superficiels générés par l'intelligence artificielle se retrouvent dans les tops positions des résultats.
Mais l’enjeu concerne également les fabricants de modèles IA, qui pourraient inscrire dans l’architecture même de leurs systèmes un « coût cognitif », comme une temporisation qui encouragerait la réflexion plutôt que la génération expéditive. De leur côté, les marques gagneraient à investir dans des formats longs, en racontant une histoire ancrée dans la vie réelle plutôt que dans des accroches opportunistes.
Enfin, de nombreuses voix s'élèvent et militent pour un cadre législatif international qui favoriserait la distinction entre la création humaine et les « créations » générées.
Hélas, toutes ces idées exigent que chaque acteur impliqué accepte de ralentir le cap pour privilégier la valeur, réhabiliter la confiance de la communauté et restaurer une écologie de l’information où la qualité prime sur la profusion. La question n’est donc pas de savoir ce qu’il faut faire pour lutter, mais plutôt si l'humanité en sera capable.
Vous l’aurez compris, le slop IA n'est pas qu'une simple épine dans notre chaussure. C'est un vrai problème à prendre à bras-le-corps tellement il fragilise la crédibilité des informations et l'économie attentionnelle tout entière. Reconnaître ce phénomène, comprendre ses rouages, identifier ce qui le distingue, et s'orienter vers des pratiques plus est la seule voie possible vers un internet où l'intelligence artificielle générative ne servira que la pertinence du propos humain.
Crédit photo : Boy Wirat